lundi 2 janvier 2017

"Nuit debout", quelle analyse du mouvement ?

Enracinée dans le succès du film de François Ruffin Merci Patron !, sorti en salle en février 2016, et sa publication satirique Fakir, la première  tenue de Nuit debout sur la place de la République à Paris, le 31 mars 2016, donne naissance à un mouvement auquel la revue Les Temps Modernes consacre son numéro de novembre-décembre 2016 (*). On s'attachera ici à l'article de Haud Guéguen figurant au sommaire, "Debout ! La reconnaissance et la lutte", p.96-110.

La première chose à faire, afin de clarifier la lecture de cet article touffu, hérissé de références, est de signaler les principaux interlocuteurs avec lesquels débat Haud Guéguen :
  • Axel Honneth, auquel elle emprunte le thème principal, celui de la reconnaissance :  "Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance", déclare Honneth en 2007 dans un entretien.
  • Judith Butler, qui de son côté assortit ses recherches sur la reconnaissance d'un fort potentiel axiologique, visant la "vie bonne".
  • Cornélius Castoriadis, enfin, dont le thème de l'auto-institution du peuple en sujet politique permet à l'auteur d'approcher au plus près la signification de Nuit debout.  

En effet, la démarche de Haud Guéguen est multi-critique : elle tente de dire ce que la théorie de la reconnaissance (principalement formulée par Axel Honneth, donc) permet dans la compréhension de Nuit debout, et réciproquement, ce que la réalité de Nuit debout impose comme inflexions à cette théorie (en recourant notamment, comme on l'a dit, aux travaux de Judith Butler et de Cornélius Castoriadis).

"Nuit debout" comme lutte pour la reconnaissance


L'occasion politique de Nuit debout, on le sait, est la longue gestation de la Loi Travail promulguée en 2016. Partant de là, on se trouve fondé à considérer ce mouvement de protestation comme relevant d'une "conflictualité sociale" visant une reconnaissance politique, est me l'auteure. Néanmoins, une analyse plus poussée montre que l'initiative n'est pas uniquement commandée par "des motifs identitaires ou professionnels", mais vise plus radicalement "à affirmer et à faire reconnaître une puissance d'agir politique."
[Les] motivations propres à ce mouvement, en accord avec une thèse très forte de Honneth, ... procèdent d'un tissage très fin d'exigences matérielles et morales [95]...

C'est pourquoi il est nécessaire de déceler d'autres motivations

"Nuit debout" comme affirmation de valeurs


Partant de la loi Travail, par conséquent, l'enjeu est la reconnaissance non seulement d'une présence, mais encore d'une attention à ce que les hommes font, dans "l'affirmation d'une dignité" :
Les deux types de motifs s'enchevêtrent, sans qu'à aucun moment la dimension utilitaire ne puisse à elle seule rendre compte de la nature des motivations propres au mouvement. [96]
Il s'agit encore malgré tout, en effet, de dénoncer une pression économique sur les travailleurs, et non pas seulement de rêver un autre monde.

"Nuit debout" comme auto-positionnement politique


Le "monde" de la loi Travail : "Contre la loi Travail et son monde".... Ce slogan central rend bien compte du positionnement anti-libéralisme économique du mouvement. Par là, le mot d'ordre paradoxal "Nous ne revendiquons rien" se révèle pleinement intelligible, estime encore Haud Guéguen :
Ce mouvement affirme très fermement, en effet, qu'en dehors du retrait pur et simple du projet de loi, il n'attend rien du système de pouvoir en place - et certainement pas sa "reconnaissance" -, visant bien plutôt à lui opposer une alternative radicale. [98]
Peut-on encore soutenir, dès lors, qu'une théorie de la reconnaissance soit encore appllcable au mouvement "Nuit debout" ? Oui, soutient l'auteure, car
Toute théorie de la reconnaissance n'est pas forcément harmoniciste, c'est-à-dire commandée par l'idéal normatif de la réconciliation ou de l'entente. [99]
Déjà, dans le modèle hégélien, il existe bien un type de lutte visant à l'entente, mais à côté d'une autre "visant plutôt à forcer" l'autre à me reconnaître et à me prendre en considération dans mon existence de sujet libre".
L'apport théorique du paradigme de la lutte pour la reconnaissance nous paraît donc se situer à un double niveau. Il permet de penser d'abord [...] la nature des motivations à partir desquelles se déploie le dynamisme du mouvement Nuit debout en tant qu'il met en jeu une exigence de reconnaissance, c'est-à-dire l'exigence de conditions matérielles et symboliques de mener une vie bonne, en ce que celle-ci suppose l'institution d'une "société nouvelle où démocratie, dignité et liberté  ne son pas des déclarations vides". [100]
C'est en ce sens que, selon Haud Guéguen, on est fondé à voir dans le mouvement un "couplage des dynamiques de reconnaissance et d'auto-institution", dans le voisinage des recherches de Cornélius Castoriadis.

Être reconnu, de qui et par qui ?


 Reste en effet la question : comment dépasser l'apparent antagonisme entre "lutte pour la reconnaissance" et "auto-institution" ?.Le mouvement "Nuit debout" propose précisément, non pas une théorie, mais une image, une réalisation symbolique de la possibilité d'une non-contradition, donnant l'image
d'une organisation tout entière tournée vers le souci égalitaire d'une co-construction inter-subjective, et de la neutralisation des rapports de pouvoir (de genre, de race, de classe) qu'elle suppose. Notre hypothèse serait plutôt que la logique sécessionniste et horizontale de Nuit debout, loin d'évacuer la problématique de la reconnaissance et du rapport à une altérité, implique plutôt ce qu'on pourrait appeler son rapatriement ou on "immanentisation" au sein même du mouvement. [103]
La question de savoir "ce que l'on entend faire reconnaître" s'explicite ainsi :c'est cette d'un groupe, d'une "multitude", démontrant, par les rapports qu'elle met en œuvre à l'interne, une "puissance d'agir" en phase avec les valeurs qu'elle défend, notamment une dimension de "précarité partagée", "en laquelle Judith Butler voit la seule façon de défaire le piège des cadres identitaires de la reconnaissance". [106] En quoi on distingue en outre une réintégration du social dans la politique, et, réciproquement, une réintégration de la politique dans le social.
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LECTURE

Au-delà d'une complexité imposée par le cadre scientifique où l'auteure entend s'inscrire, il est aisé d'apercevoir ici une vision synthétique passablement convaincante de "Nuit debout". Le parti pris de Haud Guéguen d'examiner le mouvement dans toutes ses composantes, sans s'épargner les perplexités qui guettent les observateurs extérieurs devant d'apparentes (ou d'évidentes) contradictions, ouvre la perspective non seulement sur un mouvement particulier ("Nuit debout"), mais encore sur l'époque et la société où il se développe, dans l'intrication sociale, politique et morale qui est la nôtre.
Pour toutes ces raisons, on ne peut que recommander la lecture de cet article des Temps Modernes, à des lecteurs même peu exercés à la sociologie.
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(*) Les Temps modernes nov.-déc. 2016, voir le sommaire détaillé : Lien
  • "Nuit debout" dans Wikipédia : Lien
  •  Voir de Haud Guéguen et Guillaume Malochet, un livre sur les théories de la reconnaissance : Lien
  • Visiter le site internet de "Nuit Debout" : Lien
  •  François Ruffin, réalisateur de Merci patron, dans Libération : Lien
Voir aussi différents commentaires :
  • Du Figaro, "Une Impuissance politique ?" : Lien
  • G.Brustier : "comment peut-on changer le monde sans prendre le pouvoir ?" Audio :  Lien

lundi 12 décembre 2016

Démocratie : la vraie nature de la représentation selon Myriam Revault d'Allonnes.

Myriam Revault d'Allonnes lors de sa conférence donnée à Auxerre le 2016-12-08 - DR.
Qu'est-ce qu'une "représentation" ? La notion, rappelle Myriam Revault d'Allonnes, a une extension plus large que la représentation politique. Elle exprime au moins deux choses : rendre présent une chose absente (par exemple la peinture), et/ou renforcer la réalité dans sa présentation (par exemple le théâtre, avec son effet réflexif et d'ostentation). La notion grecque de mimèsis de Platon (l'"imitation", idéal de la peinture) s'infléchit chez Aristote, qui réfléchit sur la tragédie, cet art qui explore le possible. Pour Hannah Arendt encore, précisément, le théâtre sera l'art politique par excellence. Comment ce balancement peinture/théâtre (Le Miroir et la scène, titre de son livre récent) (*) pourra-t-il nous aider à comprendre le sentiment de déficit ou de crise de la représentation dont on parle aujourd'hui ?

Deux remarques

 
La première remarque de Myriam Revault d'Allonnes est que politiquement, la représentation ne se réduit pas à l'élection : elle reçoit en compléments l’indépendance des représentants (il n'existe pas de mandat impératif) et l'épreuve de la délibération à laquelle ils sont soumis. 
 
L'autre remarque importante est de nature historique : dès le départ la démocratie représentative moderne a été perçue  comme un oxymore : Thomas.Paine, acteur au 18e siècle des révolutions américaine et française, y voit la. "greffe de la représentation sur la démocratie". Dans son modèle athénien, en effet, la démocratie est essentiellement directe et régie par le tirage au sort : tout un chacun est désigné à son tour pour assumer la plupart des fonctions de la cité. C'est le règne du "n'importe qui". 

Un peu d'histoire

 
Comment la représentation a-t-elle pu devenir un concept politique ? Contrairement à l'idée courante, la question de la taille (cité athénienne/nation moderne)  n'entre pas en ligne de compte. Car en réalité la démocratie moderne ne pense pas la citoyenneté de cette manière : les citoyens consentent, accompagnent et contrôlent  La démocratie moderne est un exercice de contrôle plus que de pouvoir : la citoyenneté est devenue un mode de légitimation et de contrôle. L'extension du suffrage universel va dans ce sens : il y va du droit de participer à la sélection, plus que de celui d'accéder aux taches de gouvernement. Tout cela favorise la professionnalisation de la politique.
 
Comment en arrive-t-on là ? Thomas Hobbes, au coeur du XVIIe siècle anglais, ouvre la modernité. La société est plurielle et ne peut plus être pensée comme un corps. La question est alors : qu'est-ce qui fait lien ? De fait, la "représentation" se substitue à l'"incarnation". (De nos jours, l'expression "président normal" révèle encore ce dilemme). Pour Hobbes, le peuple n'est que multitude avant l'opération qui le constitue comme peuple. Le peuple n'est pas une entité naturelle. Ainsi intervient le thème du théâtre : le peuple est l'auteur de la pièce que joue le roi, qui est acteur. Lorsque le peuple assiste à la pièce jouée par le roi, il doit se reconnaître comme auteur et représenté politiquement : tout cela est compréhensible à l'intérieur d'une théorie du contrat social.

La réalité politique n'est pas simple

 
Il est clair qu'il ne peut y avoir identité du représentant et du représenté. Par conséquent, le lien représentatif est un va-et-vient entre représentant et représenté. Au siècle suivant, Jean-Jacques Rousseau récuse l'image théâtrale au nom de la transparence. Il aspire à l'absence de médiation, à la transparence du miroir reflétant la "volonté générale", tandis que Hobbes parle d'une identification paradoxale via la séparation de type théâtral.
 
LA RÉALITÉ POLITIQUE N'EST PAS SIMPLE. Le lien représentatif est lié  à un écart. Ainsi, de nos jours, Hannah Arendt en propose une image bienvenue : la table autour de laquelle on s'assemble, à la fois réunit et sépare. De la sorte, le problème n'est pas seulement du côté de l'acteur : le spectateur quant à lui doit se reconnaître comme auteur de la pièce. Or de nos jours, la représentation est mise en difficulté par l'incapacité du citoyen de prendre sa place dans cette impossible coïncidence. Il est important d'admettre que la table sépare autant quelle réunit.  

Questions pour aujourd'hui

 
D'OÙ ... Comment inscrire la réalité réflexive du citoyen dans le processus représentatif ? Comment, quant à lui, se représenter lui-même : comme déchargé ? ou comme légitimant ? 2) La démocratie ne se réduit pas à un ensemble d'institutions. Et le commun ne s'exerce que dans la non-cïincidence à soi.
 
Les primaires sont l'occasion d'une mobilisation intéressante, mais signifient-ellesprogrès dans la démocratie ? Elles sont aussi le symptôme de partis faibles, incapables de faire émerger des personnalités susceptibles d'être reconnues. D'autre part, elles font croître l'hystérisation de l'élection présidentielle, Enfin la délégation de pouvoir ainsi obtenue est en trompe l’œil. 

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(*) Myriam Revault d'Allonnes, Le Miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique, Seuil, 2016. 

  • Sur le même sujet, écouter sur France Culture Myriam Revault d'Allones, dans "Les Discussions du soir", le 8/12/2016 (Audio 44 min.) : Lien
  • Entrevue dans Libération : Lien 
  • Analyse du livre par J.-M. Durand dans les Inrocks : LienMyriam Revault d'Allonnes dans Wikipédia : Lien
Et aussi : 
  • "Les théories du Contrat social, Hobbes, Locke et Rousseau", par Maryvonne Longeart, Académie de Grenoble : Lien 
  • Thomas Paine dans Wikipédia : Lien